Témoin, de Sophie G. Lucas

Entre 2013 et 2014, la poète Sophie G. Lucas suit des procès en correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Nantes. De ses observations naît Témoin, un recueil atypique et nécessaire, qui paraît en 2016 aux éditions La Contre Allée.

« Elle dit. J’ai eu peur. Je l’ai planté. Dans le cou le couteau. Dans la rue. Un inconnu. J’ai pris peur. Mais je sais pas de quoi. »

La démarche de Sophie G. Lucas est singulière, car l’auteure la présente elle-même comme une volonté de se rapprocher de celle de Charles Reznikoff, dont l’œuvre Testimony est bâtie grâce à des archives de tribunaux. On pourrait également la rapprocher du travail de Truman Capote : puiser dans les faits divers de quoi nourrir une œuvre qui touche à l’universel.

« On sait pas communiquer. On donne des coups. Il dit On pour Je. Il remonte son jean. Des violences sur sa compagne. Sa compagne est enceinte. Il a frappé. Il s’emporte et il frappe. On vit toujours ensemble. Il dit. Mais. Mais comment rester ensemble. »

Tout au long du recueil, de courts textes se succèdent. En une ou deux pages, les propos des accusés et des témoins s’enchaînent, tantôt durs, tantôt touchants – toujours vrais. Car Sophie G. Lucas attaque frontalement le réel : les mots sont là pour donner la voix à ceux qui, bien souvent, n’ont pas eu l’occasion d’être entendus.

« Dans une cabane de jardin on a trouvé un couteau et une lampe oubliés. Et de l’ADN. Le vôtre. Trente condamnations en vingt-cinq ans. Il a quarante-six ans. C’est l’alcool. C’est ce qui m’a foutu dedans. »

Et c’est à travers les mots de ces hommes, de ces femmes, de ceux que le malheur a touchés de près ou de loin, que l’auteure retrouve la parole. Entre les récits d’inconnus, c’est le récit intime, celui du père, qui se dessine.

« Mon père était plusieurs personnes. Il n’a jamais pu garder un travail. Il n’a jamais eu de logement à lui. Sur sa main il avait tatoué trois points. Mort aux vaches. »

Un père qui « imposait le silence au petit-déjeuner », qui « volait », qui « manipulait les mots comme des armes » : un père que l’auteure n’a « pas assez tué ». En se plongeant dans l’histoire des autres, en tentant de déceler l’origine de toute violence, c’est ce père qu’elle retrouve, ce père qui n’était pas « quelqu’un de bien », et qui a laissé en elle son empreinte.

« Il avait su pourtant, il avait su donner le change un temps, il avait donné l’impression que tout tenait debout. Je l’avais vu avec d’autres hommes, groupés sur des carrés de pelouse autour de tables à pique-nique, bières en main, il semblait être des leurs alors. (…) Il avait fait partie de ces hommes, il avait essayé, plusieurs fois même, mais quelque chose aura mal tourné. »

Œuvre marquante, Témoin n’est pas seulement le reflet d’une facette de notre société contemporaine, mais également un ouvrage où affleure une autofiction pudique et libératrice. Un grand moment de lecture.

En attendant les murs, de Louis Raoul

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C’est au salon du livre de Paris que je suis tombée sur (et à) La Renverse. Cette maison d’édition normande publie des ouvrages qu’on peut difficilement manquer : les couvertures brillent à la lumière comme de véritables bijoux, tandis que le format particulier (ils ne sont pas tout à fait droits…) éveille également la curiosité.
De la poésie contemporaine dans un écrin doré… Il n’en fallait pas plus pour me séduire.

En attendant les murs est un recueil de Louis Raoul, paru en 2015 aux éditions La Renverse.

« Je suis en retard sur ma connaissance du monde
J’ai encore de l’encre sur les doigts
J’ai toujours cette maladresse de l’avant-dire »

Alternant entre prose et vers, l’auteur trace un chemin. Vers où nous entraîne-t-il ? Difficile de le savoir. Pourtant, quelque chose se crée, au-dedans – ou au-delà ? – des mots. Un paysage se tisse. Soudain, nous sommes au milieu de la campagne. Le silence règne. Seules les vibrations d’un poème se font entendre.

« Ces nuits où l’insomnie nous fait passer la porte.
Ces rencontres improbables sans une grande solitude à partager, comme ces tombes abandonnées, cherchant des fleurs. »

Nous marchons avec Louis Raoul. De temps en temps, il esquisse un geste vague vers cette nature qui nous échappe – mais dont il semble si bien saisir les nuances.

« Rosée
Douceur du petit jour
Hier la leçon apprise
Au jardin
Géographie d’une rose
Je ne dors pas
Je révise »

Et puis, l’on finit par comprendre. C’est un chemin humain que l’auteur dessine depuis le début. Un chemin de solitude, de contemplation. De paix aussi. Car lorsque le poète se retire enfin, lorsque la dernière page se tourne, c’est une sensation profonde de sérénité qui demeure en nous. Comme si ses mots nous avaient réconciliés avec quelque chose dont nous avions oublié la présence, quelque chose de fondamental, trop longtemps resté endormi quelque part, au fond de nous.

Un voyage mélancolique et envoûtant – et une maison dont j’ai hâte de découvrir d’autres titres.

 

« Camaro », de Phil Kaye

Je vous avais déjà présenté un texte de Phil Kaye, il y a bien longtemps : il s’agissait en effet du premier auteur de spoken word que j’avais évoqué sur ce blog.
Aujourd’hui, je vous propose de découvrir l’une de ses performances plus récentes, toujours dans une traduction maison. Récit d’une relation passée — mais jamais oubliée —, « Camaro » est un texte doux-amer que je suis heureuse de partager avec vous.

Camaro — Phil Kaye

Toi et moi sommes devant le comptoir du magasin de location de voitures Hertz, et tu essaies de me convaincre de louer une décapotable. Tu dis « les cent dollars en plus ne seront pas quelque chose dont nous nous souviendrons dans quelques années ». Tu as tort : je m’en souviens… Mais tu as aussi raison.

Plus tard durant cet après-midi, nous roulons le long de la côte californienne, dans une Camaro blanche décapotable. À trois heures au sud de San Francisco, il y a Big Sur, une partie de la côte où les falaises fendent l’océan Pacifique, et nous roulons sur la crête. Je remarque le brouillard qui semble émerger directement des montagnes, comme si nous n’étions pas les seuls à soupirer de soulagement. Je te regarde, les cheveux rejetés en arrière par ce vent que tu avais tant souhaité. Je veux dire quelque chose, mais je ne sais pas quoi.

Alors je te raconte une histoire. À l’école primaire, j’ai été amoureux d’une fille pendant trois ans, du CP au CE2, et un jour elle a quitté l’école sans le dire à personne. Au milieu de l’année, elle est partie un jeudi banal, et n’est pas revenue. Je ne lui ai jamais dit un seul mot. J’y ai pensé, j’y ai vraiment pensé ; je voulais lui dire : j’aime comme ta chaussure gauche est toujours délacée, comme tu lèves la main avec la paume orientée vers le fond de la salle, comme tu tailles toujours tes crayons durant le cours de maths et que tu passes devant ma table pour le faire. Dans la décapotable, tu ris, tu dis que tu aimes la façon dont je choisis toujours mes mots avec précaution ; tu dis que nous sommes bien dans le silence. Je te dis « je t’aime », ce qui n’est pas quelque chose que je dis souvent.

Plus tard, nous voyons du ciment frais : nous gloussons, doigts levés, prêts à y inscrire nos noms, deux aliens appelant leur maison, et nous nous arrêtons. Parlons de combien ce serait indélicat, que ce n’est pas notre quartier, continuons à marcher, ne nous tenons pas la main, ne parlons pas de ce que cela voudrait dire qu’écrire nos deux noms ôte à côte, de laisser cela inscrit dans la pierre. Tandis que nos pas résonnent, je veux dire quelque chose, mais je ne sais pas quoi.

Des semaines plus tard, nous sommes assis dans un restaurant, dans cette ville qui n’est jamais silencieuse, mais dans notre coin le calme règne durant un long moment. Et puis tu dis : « l’aventure est importante pour moi maintenant ». Et tu pars, un jeudi banal, et ne reviens pas.
Je visite tous les endroits où nous sommes allés, comme un touriste s’introduisant dans un quartier d’Hollywood, espérant croiser une star juste pour quelques secondes. Je visite de nombreux endroits, parle à de nombreuses personnes, parle à travers un micro pour ne pas entendre quoique ce soit d’autre.

Des mois plus tard, nous nous voyons. Tu me dis : « tu as l’air en forme ». Tu me dis : « tu as fait tant de choses bien ». Tu me dis : « je ne sais pas quoi dire ». Je hoche la tête en signe d’approbation, et durant un instant, nous sommes ensemble, deux aliens appelant leur maison. Puis tu pars, et c’est silencieux, et je pose des questions à une pièce vide : « Tu te souviens de la Camaro ? Du brouillard ? De la femme d’âge moyen avec une queue de cheval de côté à la boutique de location de voitures ? Des cents dollars en plus ? Comme tu pensais que nous ne nous souviendrions de rien de tout cela des années après ? Mais moi si. Je me souviens. »

Pipi, les dents et au lit, de Laetitia Cuvelier

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Pipi, les dents et au lit est un recueil de Laetitia Cuvelier paru en 2015 aux éditions Cheyne.

« Je parle au chat
Je parle aux livres
Je parle à des inconnus
Je parle à mes parents
À mes enfants
Je te parle tout bas
Dans ma tête
Je dis des choses importantes
Que personne n’entend
Quand je ne dors pas. »

Petit livre carré, aux pages vert pomme et au titre innocent, Pipi, les dents et au lit est une véritable perle.
Récit du quotidien d’une mère de famille, ce recueil évoque, avec grâce et simplicité, la vie d’une femme partagée entre l’amour qu’elle porte à ses enfants et la déliquescence de son couple.

« Je te parle de deux îles
Tu me dis
Comme tu veux
Je te fais confiance.

Je ne veux pas
Que tu me fasses confiance
Je veux que tu regardes
Que tu t’intéresses
Que tu m’aides à choisir
Moi qui ne sais pas choisir. »

Entre comédie et tragédie, aurores et couchants s’enchaînent — demain, qui sait, sera peut-être un autre jour — et la vie, malgré tout, continue. Les mots sont tantôt tendres, tantôt durs, mais toujours parfaitement justes.
Conte sensible de l’ordinaire, cet ouvrage se parcourt d’un seul souffle, avec l’impression tenace de lire quelque chose d’essentiel.
Cette œuvre d’une époustouflante sensibilité restera, pour moi, une merveilleuse découverte.

Plein emploi, de Jean-Claude Pirotte

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Paru en avril 2016 aux éditions Le Castor Astral, Plein emploi est un recueil inédit de Jean-Claude Pirotte, poète contemporain majeur décédé en 2014.

« je suis tel un poney harcelé
par les mouches

et le monde alentour hennit de
dérision »

Si le nom de Jean-Claude Pirotte m’était familier, je n’avais jusqu’à présent jamais lu la poésie de cet auteur. En feuilletant ce recueil, j’ai immédiatement été charmée par la simplicité, l’humour et la fausse légèreté qui s’en dégageaient. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre de découvrir plus en profondeur l’œuvre de Jean-Claude Pirotte.

C’est avec nostalgie et délicatesse que s’enchaînent les poèmes de ce recueil : comme si l’enfant et l’adulte se rencontraient en lui-même, l’auteur esquisse un univers où se mêlent, dans un seul souffle, aubes anciennes et crépuscules à venir.

« je me déplace à croupetons
lorsque la nuit se fait violente
je reçois des coups de bâton
mais qui me frappe ? le silence

ne répond pas à ma demande
et le dieu que je croyais proche
il me semble que je l’entends
me traiter de pauvre cloche »

Fragments, également, du temps présent et de l’instant, les vers de Jean-Claude Pirotte sont de ceux qui font instantanément mouche : ils frappent toujours juste, et leurs images résonnent en nous.

« enfin dans les cours des écoles
la police lit l’alphabet
elle a de la peine on rigole
mais pas trop fort on risquerait

de passer d’un coup l’arme à gauche
de n’avoir pas le temps d’écrire
combien les idéaux sont moches
et que les maladies empirent »

Un recueil touchant, où transparaît, par-dessus tout, l’amour que portait Jean-Claude Pirotte à la poésie.